C’est ainsi que dans son journal, Matéo note une nouvelle étape de sa vie. De mère catholique et de père orthodoxe, il a évolué jusque-là, parmi les deux religions. Il note avec malice : « j’ai deux calendriers avec seulement deux semaines de différence. Depuis ma jeunesse quelle aubaine ! Sans contredire ma foi, je peux à loisir boire et festoyer six fois dans l’année : deux Pâques, deux Pentecôtes, deux Noël ! Cela m’arrange que le Christ soit né deux fois. Et puis n’ai-je pas moi-même deux anniversaires depuis l’erreur commise en 1920, par un douanier qui écrivit sur mon laisser- passer, 17 janvier à la place du 7 juin. » Ce trait d’humour ne peut cependant pas occulter la sincère et profonde religiosité dont Matéo fait preuve depuis toujours, comme l’atteste sa fréquentation de l’église orthodoxe et de nombreux pèlerinages catholiques jusque dans les années 1960.
– photo Matéo Maximoff
En parallèle, il poursuit ses activités dans le monde profane : édition de ses romans, publications d’articles dans diverses revues, conférences, etc. Certains pasteurs de l’Église évangélique lui en font le reproche, mais Matéo passe outre. Il continue à se rendre au pèlerinage des Saintes-Maries-de-la-Mer et en septembre 1991, il fait partie d’une délégation qui rencontre le pape Jean-Paul II au Vatican. Son ouverture d’esprit, sa soif de rencontres et sa curiosité insatiable ont permis à Matéo d’évoluer en toute liberté dans ces différents mondes.
– Qui lit ce bouquin ?
D’abord étonné, j’ai répondu :
– Il est à moi !
– Et vous, un gitan, vous lisez un livre d’une telle importance ?
Je lui ai répondu :
– Qu’est-ce que vous voulez dire ? Mais enfin, je suis un écrivain de métier. Enfin, je vais le devenir. Ainsi, j’aime bien lire des livres.
– Ah ! dit-il ; Caramba !
Voilà ce qu’il m’a dit avant d’ajouter :
– Viens donc chez moi ce soir après le travail !
J’avais en effet la permission de rester hors du camp jusqu’à huit heures si je le voulais puisque je travaillais.
Et en effet, après le travail, je suis allé les voir, lui et sa femme. Ils avaient aussi une petite fille. Il me montra une belle bibliothèque. Je me demandais comment un Espagnol, simple ouvrier, pouvait avoir une aussi belle bibliothèque, aussi fournie que celle du maire, elle-même assez importante, avec des ouvrages sélectionnés.
Il m’a dit :
– Qu’est-ce que tu écris puisque tu as dit que tu écris ?
– Pour le moment, je n’ai rien publié ; j’ai quelques manuscrits écrits à la main.
– Est-ce-que je peux les lire ?
– Oui, bien entendu, je vous les passerai.
Mais je pouvais emprunter de ses livres à la bibliothèque.
Ce que moi je ne savais pas et dont je ne m’étais pas rendu compte, c’est que cet Espagnol était un Juif qui avait changé de nom pour pouvoir travailler. Je lui ai donc passé un de mes manuscrits, peut-être même plusieurs, je ne sais plus. Il m’a dit :
– Tu sais que tu écris comme Panaït Istrati ?
– Qui est cet auteur ? demandai-je. Je n’ai jamais entendu parler de lui.
Et il m’a passé des livres de cet auteur roumain. On m’a souvent dans ma vie renouvelé cette comparaison. C’est ainsi que j’ai fait connaissance d’une nouvelle littérature que j’ignorais jusque-là. Pour moi, la comparaison était absolument fausse puisque je ne connaissais rien de cet auteur quand j’ai commencé à écrire.
D’un autre côté, il y avait dans la ville un couple de réfugiés parisiens ; ils étaient l’un et l’autre instituteur, ils avaient entendu parler de moi à cause de mes écrits ; ils ont donc demandé à me voir et à lire ce que j’avais écrit. Ce qui a été fait, et ensuite, nous fait connaissance ; ainsi nous sommes devenus des amis, formant une sorte de cercle littéraire, et cela sans que je m’en rende compte moi-même. Je me perfectionnais chaque jour.
Maître Isorni est venu plaider à Auch qui est encore assez loin de Lannemezan, dans un département voisin. Il m’a écrit qu’il voulait me voir, si possible. Je lui ai bien sûr répondu que je viendrais. J’ai demandé une permission que j’ai obtenue facilement en montrant la lettre de Maître Isorni. Je suis allé là-bas, à Auch, où Maître Isorni plaidait pour une cause que j’ai oubliée.
Nous avons passé une journée ensemble, nous avons aussi déjeuné ensemble. Finalement il m’a dit :
Vos écrits me plaisent beaucoup ; je vais essayer de vous avoir un contrat avec Flammarion. Mais ne comptez pas être édité maintenant ; ce ne sera probablement qu’après la guerre. Il me faut votre autorisation, et dès que je l’aurai je pourrai vous envoyer 6 000 francs par Flammarion.
Six mille francs de l’époque, c’était une fortune pour moi qui travaillais à l’usine pour 45 francs par jours.
Il me dit encore :
– Je ne peux pas vous envoyer toute la somme à la fois, je vous enverrai 1 000 francs par mois.
C’était déjà quelque chose.
Alors il m’a beaucoup encouragé et m’a dit :
– Surtout garde bien ton style, car tu en as un bien à toi. Il y a un style Victor Hugo, il y a un style Guy de Maupassant, il y a un style Mallarmé, et il y a un style Matéo Maximoff. Eh bien, garde-le !
Malheureusement je ne crois pas que je l’ai gardé.
Routes sans roulottes
LE RéCIT FAMILIAL
A LA CROISéE DES MONDES ROMS ET MANOUCHES
LES ANNéES
SOMBRES
JE CONTINUE A éCRIRE C’EST MA SEULE CONSOLATION
MONTRER LA VIE DES ROMS TELLE QU’ELLE EST
LE PREDICATEUR
MATéO
UN HOMME ENGAGé
UNE VIE POUR TRANSMETTRE