Le récit familial transmis oralement constitue la trame narrative de plusieurs livres de Matéo. Ainsi nous remontons avec lui jusqu’au début du XIXe siècle dans les principautés de Valachie et de Moldavie (l’actuelle Roumanie) sur les traces d’Isvan, l’arrière-grand-père de Matéo, esclave des boyards, les aristocrates de ces territoires, pendant plusieurs décennies. L’esclavage des Tsiganes perdure jusqu’en 1855. Vers 1860 la famille s’installe en Russie. Selon la légende familiale, les services d’état civil attribuent alors à l’ancêtre de Matéo qui mesurait plus de 2 mètres le patronyme de Maximoff, évoquant sa taille et son poids hors du commun. Pendant un demi-siècle, les Maximoff parcourent l’immense territoire russe jusqu’aux confins de la Sibérie puis jusqu’en Chine. Le père de Matéo se souvient des terribles conditions de voyage dans le froid, la neige et des attaques de loups.
Le père de Matéo, Lolia est né le 1er juin 1890. Il a 20 ans lorsque sa famille quitte la Russie. Ils gagnent l’Ouest de l’Europe. Ils sont expulsés d’Angleterre et s’installent en France vers 1912.
Les ancêtres de Matéo Maximoff
« En 1914, à la déclaration de Première Guerre mondiale, ma famille, ou ma tribu, comme on a l’habitude de le dire, quitte Paris. De la Porte de Pantin où ils campaient, les Rom kalderash de la tribu des Belkesti sont partis pour l’Espagne, certains à pied, tirant une charrette à bras. Nomades, ils devaient présenter aux autorités leurs carnets anthropométriques deux fois par jour, le soir en arrivant dans une ville ou un village, et le matin, en partant. Ainsi, ils étaient suivis à la trace. C’est au cours de ce voyage qu’un photographe amateur a pris plusieurs clichés de ce groupe, que François Reille (de Marseille) a pu retrouver, et qu’il m’a transmis. Ces photos présentent un moment de l’histoire de ma famille et je les ai regardées avec une certaine émotion. Le camp tsigane est le même que celui que l’on pouvait encore voir en France jusqu’au début de la guerre, en 1939. » (Matéo Maximoff)
– Diaporama
De Vladicaucase à Barcelone
Le marchand à tête de Turc, avec sa carrure d’athlète et sa moustache en crocs, tenant un fouet dans la main droite, parcourait des yeux l’ensemble des acheteurs éventuels, habitué à reconnaitre son monde. Le public s’agitait, s’impatientait, et même quelques hommes criaient et injuriaient le colosse qui, indifférent à ces menaces, feignait de ne pas s’en apercevoir, les dominant doublement de sa carrure et de sa hauteur sur l’estrade, avec un air moqueur. Puis il eut un large sourire quand il aperçut la voiture d’Andrei qui se frayait un passage à travers la foule, car le marchand savait que celui-ci était le meilleur acheteur : aussi commença-t-il son boniment :
– Messieurs, j’ai l’honneur une fois de plus, et comme chaque année à la même époque, de vous vendre les plus beaux esclaves qu’on puisse trouver sur les marchés mondiaux. Moi, Constantine, le marchand, je vous défie de me prouver le contraire !
Il s’arrêta un moment, laissant ainsi au voïvode Andrei le temps d’approcher pour mieux examiner sa marchandise vivante.
– Notre seigneur, le puissant voïvode Ieremie, mort il y a quelques mois, a laissé tous ces esclaves à ses fils ; ce sont ceux que nous allons vendre aujourd’hui. Vous verrez les plus forts de la région et si vous doutez de ma parole…
Des familles tziganes furent poussées sur l’estrade. Pour activer la vente, on mit les tziganes à l’enchère par deux, puis par trois familles.
Yon, l’intendant, au nom de son maître le voïvode Andrei, acheta cinq familles en deux fois ; celles qui comptaient peu d’enfants commencèrent à s’entasser dans la seconde charrette.
Pendant tout ce bruit, des regards de flamme se croisaient.
Les larmes coulaient en silence, car un tzigane, un rom, n’a pas le droit de pleurer sur le sort malheureux de son frère de race. Le jeune tzigane répondant au nom d’Isvan n’avait encore jeté qu’un rapide coup d’œil vers la deuxième charrette pour voir s’il ne connaissait personne parmi ceux qui désormais allaient vivre avec lui.
– Trente ducats.
Ce chiffre fit tourner involontairement la tête à Isvan ; la voix, c’était celle bien connue de Yon. Trente ducats : était-ce le voïvode ou l’intendant qui marchandait ? La curiosité domina les sentiments d’Isvan et, pour la première fois, il regarda attentivement l’estrade. Quatre tziganes seulement : le père, homme d’environ quarante ans, grand et musclé ; Constantine annonça qu’il exerçait la profession de forgeron. Ses deux fils, vingt-et-un dix-neuf ans.
– Et la fleur de tous les tziganes : Lena, dix-sept ans.
– Trente-cinq ducats, cria une voix calme.
– Quarante, dit aussitôt Yon.
Alors Isvan s’aperçut que le voïvode n’avait rien dit. Donc Yon avait fait l’offre de son propre chef ou alors le vieux Andrei lui avait donné tout pouvoir. En tous cas, il semblait que on voulût à tout prix acheter cette famille. Pourquoi ? Peut-être n’en avait-il pas vraiment besoin. « Certainement pas ! » se dit le jeune tzigane. Mais Isvan connaissait Yon, et la belle Lena qui, sur l’estrade, cherchait à se dissimuler derrière ses frères, était un motif suffisant pour que on s’offrit et s’adjugeât les quatre tziganes pour quarante ducats.
Le prix de la liberté, Flammarion, 1955
Le Jardin d’Acclimatation, situé à Paris entre la porte de Neuilly et la porte des Sablons, était un jardin zoologique (de 1860 à 1950) et ethnographique (de 1877 à 1931). La Société zoologique d’acclimatation, fondée en 1854 par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, avait pour but «de concourir à l’introduction, à l’acclimatation et à la domestication des espèces d’animaux utiles ou d’ornement ; au perfectionnement et à la multiplication des races nouvellement introduites ou domestiques.» [Règlement constitutif, article 2].
Le Jardin d’Acclimatation servait à la fois de terrain d’études (pseudo-) scientifiques et de parc de loisirs. Animaux sauvages et humains exotiques étaient même présentés au public dans leur milieu supposé naturel ou culturel. A la fin du 19 ème et au début du 20 siècle, les exhibitions ethnographiques attiraient des millions de visiteurs.
Dans un article du Monde diplomatique, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire résument :
«L’apparition, puis l’essor et l’engouement pour les zoos humains résultent de l’articulation de trois phénomènes concomitants : d’abord, la construction d’un imaginaire social sur l’autre (colonisé ou non) ; ensuite, la théorisation scientifique de la “hiérarchie des races” dans le sillage des avancées de l’anthropologie physique ; et, enfin, l’édification d’un empire colonial alors en pleine construction.» [Ces zoos humains de la République coloniale, 2000].
Les indigènes, aux rôles de barbares (étrangers), se mettaient en scène face aux spectateurs, photographes et cinéastes. En réalité, tous étaient engagés et rémunérés comme figurants ou acteurs. Dans les villages reconstitués, on trouvait aussi des populations proches voire locales. Elles étaient préjugées archaïques et marginales, néanmoins civilisables et intégrables.
En mai 1913, le Bulletin de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France relata «l’arrivée, au Jardin d’Acclimatation, d’une caravane de Tcherkesses caucasiens». Ces Tcherkesses (Circassiens), visiblement nomades, campaient sous de grandes tentes. Les hommes pratiquaient la chaudronnerie, l’étamage et le rétamage ; les femmes lisaient les lignes de la main. Les jeudis et dimanches, ils montaient sur les planches du Kiosque à Musique pour un concert en plein air. Un chroniqueur du Magasin pittoresque suggéra que ces musiciens, chanteurs, danseurs étaient des artistes professionnels.
En juillet 1913, Adolphe Bloch, anthropologue physique et racialiste, écrivit : «La caravane tcherkesse se compose d’environ 60 individus, hommes, femmes, jeunes filles et enfants de tout âge, qui provenaient des montagnes du territoire russe de Kars, du côté de Batoum, au Sud-Ouest du Caucase; mais cette variété de Tcherkesses était primitivement établie au Nord de la chaîne, dans le gouvernement de Terek, d’après ce que me disait leur interprète. Etant quasi-musulmans, les Tcherkesses, après leur défaite par les Russes, en 1864, s’étaient retirés en grande partie sur le territoire de Kars, qui, avant l’année 1878, faisait encore partie, avec Batoum, de la Turquie d’Asie. L’on me disait aussi qu’il y avait dans la troupe un certain nombre de Tatars. Je demandai donc à voir principalement les Tcherkesses ; mais, remarquant l’intérêt particulier que je prenais à examiner et à mesurer les Tcherkesses seuls, les Tatars voulurent tous se faire passer pour Tcherkesses. Qu’est-ce qu’un Tatar? Aujourd’hui ce terme est plus spécialement appliqué (surtout par les savants russes) à certaines populations parlant la langue turque et appartenant, pour la plupart, à la race turque de la Sibérie, du Caucase ainsi que de l’Est et du Midi de la Russie d’Europe. A cela rien d’étonnant du reste qu’il y ait des Tatars dans la troupe du Jardin d’acclimatation puisque quelques-uns d’entre eux sont mariés à des femmes tcherkesses, mais les descendants, issus de ces mariages, ne sont naturellement plus d’une pureté absolue, à moins de tenir entièrement de l’un ou de l’autre des ascendants. Ces Tatars ont le type caucasique avec les yeux bruns, les cheveux et la barbe noirs, mais ils ont une peau quelquefois jaunâtre, tandis que les Tcherkesses purs ont la peau très blanche, les cheveux châtain-foncé, et les yeux grisâtres ou marron plus ou moins clair ; le nez est droit et nullement sémitique; leur taille est moyenne (un seul avait environ 1 m. 75). Les femmes et les jeunes filles paraissent être généralement de pures Tcherkesses, car elles ont aussi la peau très blanche, les cheveux châtains et les yeux plus ou moins clairs, même tout à fait bleus chez deux d’entre-elles. Il y a parmi ces Circassiennes de beaux types, ainsi que l’avaient déjà remarqué les voyageurs qui visitèrent les Tcherkesses dans leur pays d’origine. Elles dansent et chantent, dans leur costume national, sur une estrade disposée à cet effet. Je n’ai pu en mesurer que trois car les autres s’y opposèrent, non par timidité, mais par superstition. Ces 3 femmes âgées de 15, 35 et 42 ans ont un indice céphalique de 82,45 – 81,62 – 75,14 (moyenne 79,73). Quant aux hommes, sur 9 individus que je suppose être de véritables Tcherkesses, et âgés de 14 à 82 ans, l’indice céphalique est de 84,74 – 74,55 – 79,47 – 85,96 – 74,87 – 78,35 – 82,12 – 73,82 – 80,51 (moyenne 79,50). L’indice céphalique moyen chez les Tcherkesses est donc moins élevé, dans les deux sexes, que chez les mêmes Caucasiens du Nord mesurés par d’autres auteurs ; mais outre que la brachycéphalie n’est pas générale dans tout le Caucase, la différence chez ces Tcherkesses peut être due à l’influence du changement de milieu, le climat du Sud de la montagne n’étant pas le même que celui du Nord. Les autres caractères anthropologiques des Tcherkesses ont pu également se modifier par le changement de climat. Ainsi un voyageur allemand Reineggs qui visita les Tcherkesses dans leur habitat primitif, vers la fin du XVIIIe siècle, remarqua qu’il y avait un grand nombre de femmes qui étaient rousses, et nous croyons que cette couleur de la chevelure était un caractère atavique rappelant leur origine rousse ou blonde. Les enfants ont le teint blanc comme les mères. Leurs yeux, comme d’ailleurs ceux des adultes, présentent des colorations très variables, mais pouvant, presque toutes, se rapporter à des teintes plus ou moins claires de l’iris, bleu ardoisé, jaunâtre ou jaune verdâtre, etc. Il existe souvent aussi des taches brunes sur la surface de l’iris ou au pourtour de son grand cercle le reste de la membrane étant plus clair. Les anthropologistes russes ont particulièrement insisté sur cette variété de coloration des yeux chez les peuples du Caucase. Il y avait, parmi les enfants, des nouveau-nés au Jardin même, mais sur aucun d’eux l’on ne cherchait à déformer le crâne, la tête étant entièrement découverte. Au Jardin d’Acclimatation les Tcherkesses campent sous la tente, mais chez eux ils ont bien des maisons en bois et même en pierre, dit-on, dans des villages appelés aoule, situés dans la montagne. Chaque village est composé de petites tribus comptant généralement trois familles, chaque famille étant formée de trois frères mariés et de leurs enfants (d’après ce que disait l’interprète).[De l’origine et de l’évolution des peuples du Caucase à propos des Tcherkesses actuellement exhibés au Jardin d’Acclimatation].
L’enquête historique révèle que les Tcherkesses caucasiens du Jardin d’Acclimatation étaient Roms. Il s‘agissait des familles Maximoff, Filipoff, Koudakoff, probablement aussi Kalmikoff et Sotnikoff. Stationnées sur un terrain vague de la banlieue parisienne, elles ont été recrutées par un entrepreneur du spectacle. L’écrivain Mateo Maximoff, petit-fils de Jono Maximoff, publia un récit des événements :
«On nous a conduits dans un endroit appelé le Jardin d’acclimatation. Il y avait là des animaux de toutes sortes ; c’était un zoo. Au fond, il y avait également un parc d’attraction, avec de vastes hangars entourés de palissades ; c’est là que nous avons installé nos roulottes et nos tentes. Dans les autres hangars, il y avait d’autres gens appartenant à des peuples d’Asie ou d’Afrique, et tous les jours, surtout quand il faisait chaud, des milliers de visiteurs venaient nous voir.[…]y avait aussi une baraque dans laquelle nos femmes lisaient les lignes de la main. Dans un autre coin, nos marteaux résonnaient sur nos enclumes et nos forges primitives restaient toujours allumées.» [Dites-le avec des pleurs,1990].
En octobre 1913, les familles Maximoff, Filipoff, Kudakoff, Kalmikoff, Sotnikoff, Demeter, Tsuron et Kadar séjournaient dans la banlieue londonienne, à Ilford, Leyton et Whitechapel. Eric Otto Winstedt insinua qu’elles parcouraient la France et l’Angleterre depuis des années [Coppersmith Gypsy notes, Journal of the Gypsy Lore Society volume 8,1914-1915].
A partir des archives photographiques et cinématographiques, Sasha Zanko identifie ses grands-parents Jono et Yipunka Koudakoff. Alexandre Zanko, alias Jono (Yochka) Koudakoff, est né en 1888 à Kamenets-Podolski (Podolie, Ukraine). L’appellation britannique «Galician Gypsies» (Tsiganes Galiciens) est concordante avec la Podolie et compatible avec le Caucase, territoires de l’Empire russe. L’historienne Henriette Asséo attire l’attention sur les sources documentaires et synthétise : «Nous pouvons reconstituer l’existence tumultueuse des vitsa, des Roms de Galicie grâce aux recherches de Jerzy Ficowski mais surtout aux archives de la Gypsy Lore Society conservées à Liverpool. L’arrivée entre 1905 et 1914 des “Gypsy coppersmiths”, composés de quatre familles de Tsiganes de la Galicie polonaise a été journellement suivi par les enquêteurs de la Gypsy Lore Society. On peut aisément compléter les dossiers par des archives polonaises, anglaises, françaises, italiennes ou belges. Peu nombreux mais doués de l’ubiquité que confèrent des déplacements incessants, ces Tsiganes grands voyageurs ont fait l’objet d’un intérêt tout particulier, en laissant derrière eux une somme considérable de témoignages. En croisant ces témoignages avec l’ensemble des archives, il est possible de reconstituer une sémiologie des contacts sur deux décennies de pérégrinations. Ces groupes ne cherchaient nullement à dissimuler ce qu’ils étaient et “l’exotisation assumée” fut un facteur d’inclusion sociale à une époque où la variété ethnographique européenne était non seulement tolérée mais recherchée.»[Izydor Kopernicki et les Roms de la Galice polonaise,Etudes Tsiganes n° 48-49,2011].
LE RéCIT FAMILIAL
A LA CROISéE DES MONDES ROMS ET MANOUCHES
LES ANNéES
SOMBRES
JE CONTINUE A éCRIRE C’EST MA SEULE CONSOLATION
MONTRER LA VIE DES ROMS TELLE QU’ELLE EST
LE PREDICATEUR
MATéO
UN HOMME ENGAGé
UNE VIE POUR TRANSMETTRE